30 mai, 2008

Chili, des photos, des légendes...(14)

Trois petites étapes sur la route de Santiago (3/3)


Los Andes est une jolie bourgade perchée à 700 mètres d’altitude, sur les contreforts de la Cordillère, et traversée par un torrent – l’Aconcagua-.
Dans les campagnes environnantes, une grande partie des terres est vouée à la culture des vignes et des pêchers. Ça et là, on peut aussi remarquer quelques lopins dédiés à l’amandier et à l’olivier. Dans une certaine mesure, bien que cela ne soit pas perceptible -et qu’aucun guide ne le mentionne- le climat exceptionnellement sain de la région permet aussi au chanvre indien de se développer de manière tout à fait correcte.

Mais en dépit de quelques édifices à l’architecture coloniale, de belles artères arborées de platanes et d’une vivante Place d’Armes, rien de vraiment remarquable n’inciterait le voyageur à prolonger son séjour ici outre mesure. D’autant que cette région est qualifiée d’instable sur le plan tellurique. La réputation de Los Andes est même d’être au Chili une des villes les des plus exposées aux séismes. Ce qui oblige d’ailleurs les architectes locaux à prévoir pour leurs constructions un réseau spécial de poutrelles d’acier destiné à en accroître la cohésion.

Et il en est ainsi de la maison des Villegas, nos hôtes de ce soir. Une famille qu’un ingénieur de Calama, rencontré précédemment, nous avait recommandée.
La lettre remise par l’ingénieur de Calama à l’intention de Madame Villegas fut d’ailleurs d’une aide précieuse et, bien que nous n’en ayons jamais connu la teneur, cette missive nous valut d’être reçu en véritables amis.

Pour la première fois depuis le début de ce voyage, nous étions accueillis par une famille relativement aisée. Le seul salaire du père avait permis l’acquisition de cette modeste mais confortable maison ainsi que d’une petite voiture. Une Lada vert-de-gris.

Quant aux trois garçons de la maison, ils suivaient leurs études avec succès. L’un d’entre eux- l’aîné- commencerait même l’université l’année prochaine à Santiago.

Outre Madame Villegas, qui jouait, selon la formule consacrée le rôle de maîtresse de maison, une sixième personne partageait la vie de cette famille : « Le Papy », comme chacun l’appelait ici. C’était le père de Monsieur Villegas, un ancien capitaine de corvette à la retraite. Sa principale occupation était d’écouter au volume maximum son transistor qu’il maintenait de surcroît collé à l’oreille. Il était un peu sourd car les fréquents exercices de tir au canon lui avaient détérioré les tympans. Aujourd’hui, il ne fallait absolument pas le déranger car c’était la retransmission d’un match important. Le Colo-Colo –l’équipe « fétiche » nationale- faisait apparemment une fois de plus la démonstration de sa supériorité à en juger par les commentaires hystériques du présentateur dont les « Gooooooooooal !» se répercutaient dans toute la maisonnée.

Le chef de famille allait bientôt rentrer et, en l’attendant, Madame Villegas évoquait le travail de son mari à la « Mineria Andina ». Une mine de cuivre appartenant à la puissante Codelco, le consortium propriétaire, notamment, de la mine de Chuquicamata à Calama.

Depuis plus de dix ans Jaime Villegas y occupait un poste de responsable au service « maintenance du charroi ». Comme se plaisait à le souligner son épouse, cet emploi était non seulement bien rémunéré, mais en plus, comme tous les employés et ouvriers de ce secteur, Jaime bénéficiait d’avantages sociaux non négligeables parmi lesquels l’octroi de prêts hypothécaires à des taux fort avantageux n’était pas le moindre.

La porte venait de s’ouvrir et déjà, le plus jeune des fils accourrait vers son père pour l’entraîner sans ménagement dans le living où nous étions installés.

Jaime était l’exemple même du bon vivant : A peine les présentations d’usage accomplies, celui-ci nous conviait sans plus attendre à porter un toast aux nouvelles amitiés belgo-
chiliennes ! Les bouteilles de Pisco et de Coca aussitôt ouvertes –et mélangées- n’allaient pas tarder à sceller cette sympathique rencontre. Entre-temps, Madame Villegas s’était emparée du coffret dans lequel elle rangeait ses photos de famille ainsi que des cartes postales qu’elle recevait régulièrement de parents et d’amis expatriés en Europe.
« Regardez dit-elle, j’en ai même quelques unes de votre pays ! »

Il s’agissait, pour la plupart, de vues de Bruxelles. Des photos un peu surannées prises vers la fin des années soixante à en juger par la ligne des voitures ou la coupe des vêtements des personnes figurant sur ces clichés.

A la demande de nos hôtes nous tenterons au mieux de commenter ces images, surtout celles où l’on pouvait voir -selon les mots de plus jeune fils de Jaime- « une incroyable place à l’architecture de conte de fée ».

Soudain, la maîtresse de maison se leva et, l’air quelque peu embarrassé, déclara qu’il était temps de penser aux choses sérieuses. Notre visite impromptue avait quelque peu bouleversé les plans culinaires de Madame Villegas et celle-ci avoua qu’elle n’avait plus grand-chose pour confectionner un repas digne de circonstance. Malgré nos protestations, il fut donc décidé, avec autorité, que nous nous rendrions tous ensemble au supermarché.

Aussitôt dit… aussitôt entassés dans la petite Lada des Villegas. Dieu merci, ni le benjamin, ni le grand-père, l’oreille toujours rivée à son transistor, n’avaient tenu à nous accompagner.

Le supermarché de Los Andes, à de rares exceptions près, ressemblait à n’importe quelle autre grande surface: Même ordonnance des produits, même musique soporifique, mêmes spots publicitaires, même éclairage criard, … Pour passer le temps, je tentai en vain de débusquer quelques denrées un tant soit peu exotiques. Seul un malheureux bac rempli de citrons de Pica se distinguait et les étiquettes des bouteilles de vin pouvaient à la rigueur prouver que nous étions au Chili. Et encore.

C’est à la sortie du magasin qu’il fallait chercher les particularités locales. Juste après les caisses, il y avait une bonne dizaine d’enfants âgés de huit ou neuf ans, portant le cache-poussière à l’emblème du magasin, qui s’affairait. Certains emballaient les achats de la clientèle et d’autres se proposaient de porter les colis jusqu’aux voitures en échange de quelques pièces. A l’extérieur, d’autres gamins encore, courant en tous sens, aidaient les automobilistes à se parquer en leur désignant les emplacements libres.

Dans la cohue, un paysan portant bleu de travail et chapeau de paille était occupé à coller des affichettes sur la vitrine extérieure du magasin dans l'indifférence générale. Il s’agissait d’un petit avis, maladroitement calligraphié et photocopié sur un papier de mauvaise qualité où l’on pouvait lire qu’un « Grand Rodéo suivi d’une fiesta huaso se tiendrait demain soir dans le hameau de Campo de Ahumada ». Il était précisé que « L’ ambiance y serait chaude et l’entrée gratuite ».

Lorsque je demandai à Jaime où se trouvait ce village, il me répondit, avec une moue un peu dédaigneuse, que cet endroit n’était pas très éloigné de Los Andes, à peine 30 ou 40 kilomètres, mais que la route était dans un tel état que plus aucun bus ne s’y rendait. Même les taxis refusaient la course jusque là.
- De toutes façons, ajouta Jaime, les plus beaux rodéos se déroulent à Rancagua, au sud de Santiago, à la fin du mois de janvier. Si vous êtes toujours dans le coin à ce moment, je me ferai un plaisir de vous y conduire. Mais à Campo de Ahumada, là c’est la brousse, je ne tiens vraiment pas à y aller.


(A Campo de Ahumada)

25 mai, 2008

Chili, des photos, des légendes...(13)

Trois petites étapes sur la route de Santiago (2/3)


L’épisode de la destruction de notre tente par de mystérieux et invisibles assaillants nous a contraint à passer une journée dans la ville balnéaire de La Serena. Une journée consacrée à réparer notre matériel et surtout à recoudre la tente. Dès le lendemain, nous reprenons la route et quittons La Serena, toujours en stop. Ce qui n’est guère aisé. Nous sommes chargés comme des mulets et les automobilistes n’ont pas très envie aujourd’hui de faire le ménage dans leur véhicule pour accueillir deux routards égarés et hirsutes.

Un premier véhicule nous charge cependant pour un minuscule trajet jusqu’à la sortie de la ville, un deuxième jusqu’au port de Coquimbo (à peine 15 kilomètres plus loin), puis un troisième jusqu’au lieu-dit « Termas de Socos ». C’est avec le 4e véhicule de la journée que nous parcourrons le plus long tronçon, environ une centaine de kilomètres jusqu’au village de Huentelauquen. Il s’agit d’une estafette de l’armée avec à son bord deux militaires d’apparence affable. Ils engagent rapidement la conversation avec des sujets banals. Lorsqu’ils nous demandent quel est notre pays d’origine et que nous leur répondons la Belgique, l’un des deux s’exclame. « C’est extraordinaire, ma grand-mère maternelle est Bruxelloise, et de préciser…qu’elle vient de Schaerbeek ! ». Son compagnon acquiesce et ajoute qu’il y dans la région « beaucoup » de personnes originaires de Belgique. Un peu naïvement sans doute, nous lui répondons qu’il y a aussi pas mal de Chiliens en Belgique et tout particulièrement dans notre région, du côté de Liège. C’est alors que, brutalement le ton de la conversation vire à l’aigre. Un des deux militaires commence à s’emporter, et -presque en hurlant- nous dit que ces Chiliens installés en Europe et tout particulièrement en Belgique sont la honte du pays. « Ceux qui sont chez vous, c’est la racaille. Ce sont tous des communistes ! C’est cette catégorie de Chiliens qui vous désinforme et colporte des mensonges qui nuisent à la réputation de notre beau pays »

Sentant que le vent est train de tourner, l’autre soldat, plus diplomate, décide de passer à un autre sujet et, pour détendre l’atmosphère, met dans le lecteur une cassette d’un chanteur local.
-Et la musique chilienne, vous connaissez un peu chez vous, nous demande le troufion ? . Marie-Hélène lui répond, qu’effectivement, nous écoutons assez bien de chansons chiliennes à la maison »
-Ah oui, répond l’autre, et qu’est- ce que vous écoutez en particulier ?
-Eh bien, nous aimons des chanteurs comme Victor Jara, par exemple.
Le soldat reste impassible et sans se retourner lâche « Ah ça, je ne connais pas …. »

Je sens qu’à ce moment, les militaires commencent à en avoir marre de nous et à regretter de nous avoir chargé.

D’ailleurs, dès l’approche du village suivant -Huentelauqeun-, un minuscule hameau en bordure d’océan, le chauffeur nous déclare tout de go qu’il va devoir nous laisser ici.
Qu’importe. Il n’y a rien à voir ni à faire ici, mais la proximité d’une plage sauvage et déserte nous enthousiasme. Nous nous dirigerons à travers les dunes jusqu’à l’océan et dresserons là, dans un creux notre campement jusque demain. Il y a des brindilles et des arbrisseaux secs en suffisance, le feu du soir sera assuré et il nous reste un peu d'eau et de nourriture. La soirée sera bonne!

19 mai, 2008

Panne d'ordi


Ordi cassé! reprise des activités dès que possible!

12 mai, 2008

Chili, des photos, des légendes...(12)

Trois petites étapes sur la route de Santiago (1/3)

Depuis Calama et les « oasis nordiques » évoquées précédemment jusqu’à la ville côtière de La Serena où nous sommes arrivés hier, il y a un bon millier de kilomètres. Compte tenu de la longueur du pays, cette distance n’est pas si énorme mais nous avons mis plus de dix jours à la parcourir en stop. Non pas que « voyager au doigt » fonctionne mal ici mais un problème inattendu nous a contraint à rester une semaine en rade à Taltal. Un port miteux où il n’y a, me semble-t-il, rien d’autre à faire que d’observer les pélicans désœuvrés sur la jetée –dans le meilleur des cas- ou, -dans le pire-, de se saouler avec les marins au chômage dans les boui-boui longeant la baie. Pour ma part, je n’ai fait ni l’un ni l’autre puisque je suis resté alité pendant une semaine dans la première pension venue en raison d’un épouvantable abcès dentaire. Une période nécessaire pour faire tomber la fièvre consécutive à ce problème et attendre que ma mâchoire puisse de nouveau fonctionner normalement et que la gencive dégonfle un peu (Marie-Hélène me comparait à Elephant Man !) Je ne pouvais plus ouvrir la bouche et les seuls aliments qu’il m’était encore possible d’ingurgiter étaient des yogourts et des soupes en sachet que j’absorbais à la paille. Dieu merci, les pharmaciens chiliens sont des gens compétents et celui qui m’examina à Taltal me conseilla un antibiotique radical. Il faut dire qu’ ici, pour des raisons économiques évidentes, la plupart des gens ont plus souvent recourt au pharmacien plutôt qu’au médecin. Les pharmaciens peuvent également délivrer pratiquement tous les médicaments possibles et imaginables sans la moindre ordonnance. Le Chili est pour cela un vrai royaume de l’automédication.
Ceci dit, et après quelques menues péripéties en chemin (rencontre avec un jeune automobiliste suicidaire qui nous déclara, à peine rentrés dans son véhicule, que si sa femme ne regagnait pas bientôt le domicile conjugal, il se jeterait, lui et sa voiture, du haut de la première falaise venue !), nous voici donc à la Serena. D’ici, l’on peut s’aventurer facilement en bus dans l’arrière-pays, vers les petits villages perchés sur les contreforts de la Cordillère. Parmi ces villages, ceux de Vicuña et de Pisco Elqui sont intéressants. Vicuña est même une petite ville. Elle se trouve nichée dans la vallée de l’Elqui et jouit d’un climat quasi méditerranéen. On y cultive une variété de raisin très sucré dont la saveur évoque celle du muscat. C’est aussi avec ce raisin que l’on fabrique l’alcool national : le Pisco. Les puristes et les Péruviens prétenderont que cela est faux car, selon ces derniers, le Pisco est un alcool tout ce qu’il y a de plus péruviens. Mais ici, on vous dira le contraire. D’ailleurs, les paysans du cru précisent que si le village voisin s’appelle Pisco Elqui, ce n’est pas un hasard. Ce que l’on ne vous dira pas, c’est que ce village a été rebaptisé du nom de cet alcool il n’ y a pas très longtemps pour d'évidentes raisons de "marketing". Quoiqu’il en soit, visiter une distillerie de Pisco vaut toujours son pesant de cacahuètes. Les explications du guide de l’entreprise Capel sont certes très techniques et fastidieuses, mais la partie réservée à la dégustation des différents produits laisse un agréable souvenir car il y a beaucoup de choses à tester : les jeunes Pisco, les demi-vieux, les très vieux -vieillis en fûts de chêne-, les cuvées spéciales, sans compter les « mixtures » prêtes à l’emploi telles que les merveilleux Pisco-Sour (avec jus de citron, sucre de canne, etc…). Bref, en cette fin d’après-midi, nous n’étions plus d’une extrême fraîcheur pour nous plonger dans l’œuvre et la vie d’une des plus grandes écrivaines du pays (Prix Nobel de littérature en 1945), à savoir la poétesse Gabriela Mistral qui a vu le jour ici et dont on peut encore visiter la maison située au cœur de la petite ville.


(La maison natale de la poétesse Gabriela Mistral à Vicuña)


En suivant en amont le cours de l’Elqui sur une distance d’environ 40 kilomètres se trouve donc le village de Pisco. Nettement plus petite que Vicuña, cette entité a conservé un beau cachet rustique. L’activité y est évidemment agricole et surtout fruitière. Outre les vignes qui occupent toujours le premier plan, on trouve aussi les cultures de prunes, de goyaves et d’abricots. Ces derniers sont le plus souvent mis à sécher au soleil sur les toits des maisons pour obtenir les « huesillos » (abricots secs).
Dans les rues et les ruelles séparant les vergers, les senteurs sont divines et les parfums des différents fruits se mélangeant produisent une seule et unique fragrance capiteuse.

Ce jour nous avons planté la tente près d’un torrent dans un lieu planté de saules. Le temps est soudainement devenu incertain. Nous essuyons quelques averses et le ciel reste couvert une bonne partie de la journée. C’est la première pluie depuis le début de notre voyage dans les contrées du nord du pays. On peut à peine distinguer les pics enneigés enserrant le village. Nous avons trouvé refuge dans un café tenu par Don Barboza. Un vieux forban que ce Don Barboza. Originaire d’Argentine, il possède pas mal de terrains dans le coin et s’est toujours efforcé de rentabiliser le moindre mètre carré. D’ailleurs, pour accéder à l’endroit où nous avons dressé le campement, il faut passer par un chemin lui appartenant. Pour pouvoir l'emprunter nous avons été obligé de nous acquitter d’un droit de passage de 800 pesos ! Ce qui représente à peu près la location d’un emplacement dans un camping « ordinaire » de la région. Mais Don Barboza cultive aussi une certaine forme de nostalgie. Pour animer son vieux café, quand les clients s’attablent, il affectionne passer de vieux 78 tours de Carlos Gardel sur un authentique gramophone avec pavillon frappé à l’effigie de « La Voix de son maître » !

C’est très beau que de regarder tomber la pluie sur la campagne en écoutant du tango !


Ce matin, il pleut encore et tout le monde au village est préoccupé par ces pluies tardives. Une fois de plus, on met ça sur le compte de l’ « hiver bolivien », l’éternelle « tarte à la crème » météorologique, cause de tous les dérèglements du ciel.
Qu’importe. Nous prenons notre courage à deux mains et chaussons nos bottines de marche pour partir la journée dans la campagne environnante.

De retour en début d’après-midi, une mauvaise surprise nous attend : nous retrouvons notre tente dans un état lamentable, tout est défait et piétiné. La toile est largement déchirée en plusieurs endroits.. C’est un véritable mystère car rien n’a été volé et la nourriture n’a pas été touchée. Il y a bien deux chevaux a proximité de notre campement, mais cela semble peu probable qu’ils aient été les responsables de ce carnage. Peu encouragés par la perspective d’un éventuel assaut nocturne, nous levons le camp et décidons de rejoindre la côte et poursuivre notre périple vers le Sud.



(d’après Carnet de Voyage de décembre 91)

02 mai, 2008

Chili, des photos, des légendes...(11)

Les oasis nordiques (2/2)

Pour atteindre Chiu-Chiu, le village-oasis le plus proche de Lasana, il faut emprunter un chemin rocailleux longeant le rio Loa sur une distance d’environ dix kilomètres. Bien qu’accidenté, le parcours est agréable, surtout le matin, quand le soleil n’est pas encore trop meurtrier.

Au bout de 3 heures de marche environ, le sentier se redresse, sort de la vallée et débouche sur le petit village. On aperçoit d’abord une belle église blanche en adobe précédée de deux clochers et puis, la place. Poussiéreuse et entourée d’arbres morts ou desséchés. Ce jour-là, tout était désert ou presque. Il y avait juste deux enfants, qui couraient en tous sens et semblaient jouer aux « planeurs ».
Ils imitaient le bruit du vent et, les yeux fermés, feignaient de dériver au gré de courants imaginaires. Ils avaient fini par se heurter puis chuter. Du nuage d’ocre dans lequel ils s’ébrouaient, fusaient des cascades de rires métalliques. Les cheveux en bataille, la sueur et la morve imprégnés de sable, ils s’étaient relevés, les yeux écarquillés et s’étaient mis à nous toiser, comme des chiots effrontés « A’ondé van, gringos ? » (z’ allez où, les étrangers ?) s’écria le gamin. « Acá, no más ! » (Ici, sans plus) répondis-je. Sans en demander plus, les deux gosses s’étaient emparés de nos sacs et nous faisaient signe de les suivre. « Venez chez Doña Virginia, elle va s’occuper de vous ! » lança la gamine, comme si nous étions des rescapés du désert et qu’il fallait à tout prix nous mener vers l’hôpital de campagne le plus proche.

De fait, à Chiu-Chiu, cette Doña Virginia jouait un peu le rôle de « remetteuse sur pied » pour voyageurs égarés. Elle était à la fois propriétaire de l’unique café du village, du restaurant et accessoirement, était détentrice des clés de l’église. En somme, les nourritures terrestres et spirituelles étaient concentrées entre les mains d’une seule et même personne. Quant aux « remèdes » dont elle avait le secret, ils consistaient en de rustiques sandwichs, qui selon les arrivages, étaient tantôt garnis d’œufs et de piments, tantôt d’avocats et d’oignons et parfois, de pâté de tripes qu’elle confectionnait elle-même. C’est cette dernière spécialité qui était à la « carte » ce midi.

Après nous avoir servi, Doña Virginia s’était assise devant nous et nous regardait manger. Elle posait des questions sur notre voyage et nos projets dans la région. Elle aimait visiblement conseiller les voyageurs et d’ailleurs, les voyageurs semblaient aussi lui témoigner beaucoup de reconnaissance à en juger par l’ abondant courrier qu’elle recevait des quatre coins du monde. Dans un grand cahier d’écolier, Doña Virginia conservait précieusement les impressions et souvenirs que lui laissaient ses hôtes de passage. Sur certaines pages, elle collait pêle-mêle, des petits textes en hébreu, une carte-postale avec la Tour Eiffel ou le Colysée ou un mot de remerciement d’un journaliste venu de la capitale pour tenter, une fois de plus, de débrouiller les énigmes qui entourent le village. Vers les dernières pages de cette sorte de livre d’or, figurait une photo en noir et blanc. Il s’agissait d’un portrait. Celui de l’acteur allemand Hardy Krüger -un des protagonistes du légendaire « Taxi Pour Tobrouk »- au bas duquel on pouvait lire : « Pour Doña Virginia, affectueusement, signé Hardy Krüger ».

« Ah oui, je me souviens. Quelqu’un de très bien ce Monsieur Krüger ! Et pas difficile pour un sous. Regardez, c’est là qu’il a dormi lorsqu’il est venu. J’avais poussé les tables et les chaises et il avait posé son sac de couchage là, par terre » dit-elle en désignant la dalle de béton rugueux constituant le sol du café.

Doña Virginia voulait à présent nous faire découvrir l’église sans plus attendre. Une église à l’image du village : maudite. Depuis des lustres plus aucun curé n’y avait voulu donner de messe.
D’ailleurs, depuis le jour où des paysans ivres avaient insulté puis battu le dernier prêtre en fonction, il n’y avait plus eu de curé du tout à Chiu Chiu. L’histoire raconte qu’après sa bastonnade, le prêtre fit son balluchon sans demander son reste, mais avant de disparaître derrière la colline, jeta un sort sur le village et ses habitants. Aujourd’hui encore, cette malédiction semble se perpétuer, en tous cas, dans la mémoire et le cœur des natifs : si les récoltes sont mauvaises cette année, si les maisons sont infestées de vinchucas*, si les jeunes désertent les terres ou les vendent à vil prix, la raison sera connue et l’on invoquera une fois de plus la vengeance du curé-martyr. Si Doña Virginia ouvre encore de temps à autre l’église, c’est pour y laisser rentrer les rares touristes de passage ou les ultimes dévots de la paroisse qui officient eux-mêmes au cours de rites autant inspirés du christianisme que des traditions ancestrales animistes. D’ailleurs, une « messe spéciale » sera organisée ce soir, nous dit Virginia « Mais, là, les étrangers ne sont pas admis, précise-t-elle ». Quoiqu’il soit, l’église de Chiu-Chiu (la 2e plus ancienne du Chili) recèle quelques curiosités : son plafond ainsi que son imposant portail sont entièrement réalisés en bois de cactus. Une vraie dentelle ! A l’intérieur de l’édifice, près de l’autel, il y a aussi une étrange peinture représentant un Christ. Etrange, car si l’on prend la peine de regarder au dos de la peinture, comme nous le fait remarquer Virginia, il y a une autre peinture où l’on voit encore le Christ…. mais de dos. Un Christ recto-verso !


Comme nous l’a proposé Doña Virginia, nous pourrons dormir ce soir exactement là où Hardy Krüger a dormi il y a quelques années. C’est à dire par terre, entre les chaises et le comptoir du petit café. Un honneur !
Malgré la fatigue de la journée et bien que la nuit fût fraîche, le sommeil viendra pourtant difficilement. Et ce ne sera pas non plus à cause des conditions d’hébergement spartiates. En déroulant mon sac de couchage, la bouteille de Pisco que j’y avais enfouie pour la protéger des chocs, s’est brisée sur le sol et a libéré ses effluves capiteuses et tenaces. Le parfum de ce marc mélangé aux odeurs de pétrole imprégnant toujours nos vêtements depuis la veille rendra l’atmosphère tout simplement nauséabonde. Plus tard, lorsque de l’église toute proche retentiront les tambours et les lamentations des bigotes de service, l’ambiance montera encore d’un cran. La « cérémonie » durera jusque deux heures du matin.

(Tombes dans le cimetière de l'église de Chiu-Chiu)

J’ai même imaginé un instant, dans une sorte de cauchemar, mi-éveillé, mi-endormi, que l’on devait procéder à des sacrifices humains tant les bruits venant de l’ église devenaient inquiétants.

Comme si de rien n’était, et comme cela avait été prévu la veille, Doña Virginia nous a réveillé tôt ce matin. Elle a apporté sur un plateau, la théière, des petits pains et de la confiture à base d’un fruit que nous n’avons pas pu identifier. « Voilà de quoi prendre des forces avant d’aller vous balader, sourit la patronne de l’auberge ».

De l’établissement de Doña Virginia, il faut en effet marcher au moins deux heures pour accéder à « L’œil de Mer ».
Par un vague chemin s’égarant à maintes reprises et se confondant parfois avec les traces laissées par les troupeaux de moutons, on doit d’abord traverser un large tronçon de pampa caillouteuse sous un ciel bleu-acier. Ce matin, il n’y avait pas l’ombre d’un nuage, excepté, quelques fumerolles crachotées par un lointain volcan . Probablement le San Pedro.
Incrusté dans un léger repli du terrain, l’ « Oeil de Mer » apparaît enfin. Il s’agit d’une lagune salée, parfaitement circulaire, dont le diamètre ne doit pas excéder les 60 ou 70 mètres. Le plan d’eau -par sa situation et l’absence d’indication claire- pourrait très facilement échapper à la vue des passants. Mais sans doute est-ce dû à cette sorte d’attraction irrésistible qu’exerce certain phénomènes géologiques que nous avons découvert sans trop de peine ce trou d’eau en plein désert. Une curiosité qui depuis des temps immémoriaux est à l’origine des légendes les plus échevelées. Il y a bien sûr les habituels témoignages « dignes de foi » de ceux qui, à l’instar des riverains du Loch Ness, ont aperçu à la surface des eaux saumâtres une forme évoquant celle d’un monstre antédiluvien. Mais il y a aussi les poètes. Ceux qui sont persuadés que les bouquets de cortaderas (une variété de graminée) s’ingéniant à pousser aux abords de la lagune sont en fait la réincarnation des « Trois Marie ». Trois jeunes filles s’étant noyées ici autrefois et dont la chevelure évoquait, dit-on, l’aspect et la texture soyeuse de ces plantes ! D’autres histoires racontent aussi que des Incas, fuyant les conquistadors, auraient englouti ici une partie de leur fabuleux trésor. Parmi les mythes les plus récurrents circulant autour de cette lagune il y a enfin celui évoquant une histoire d’amour entre une fille de Chiu- Chiu et le célèbre rebelle Inca Tupac Amaru venu se réfugier quelques temps dans la région avant de reprendre son combat désespéré contre les espagnols. Désespérée de ne pouvoir retenir son amant, trop occupé à guerroyer, la belle de Chiu Chiu, de dépit, alla se noyer. Depuis lors, dit-on, la lagune a pris une belle couleur vert-émeraude. La couleur des yeux de l’infortunée maîtresse du dernier grand rebelle Inca (exécuté à Cuzco/Pérou en 1572). Plus prosaïquement, Doña Virginia nous avait quand même conseillé vivement d’éviter toute baignade dans les eaux de l’ « Oeil de Mer ».
« Si vous voulez vraiment y nager, restez tout près de la berge, car c’est de l’eau très « lourde » là-bas. Si vous allez jusqu’au centre, vous allez être aspiré et vous ne reviendrez plus jamais, c’est un trou sans fond. Personne n’a jamais pu le mesurer, asséna la patronne du café en guise d’ultime avertissement ». (d'après carnet de voyage de décembre 91)

(Chiu-Chiu, "El Ojo de Mar" -l'Oeil de Mer-)

* La vinchuca (Triatoma infestans)présente dans les briques en terre des maisons est un insecte piqueur hématophage d'Amérique tropicale de la famille des punaises (Reduviidae). C'est le vecteur d'une trypanosomiase, la maladie de Chagas. Une maladie mortelle apparentée à la maladie du sommmeil) d'après Wikipédia.