16 juin, 2008

Chili, des photos, des légendes...(16)

Rodéo à Campo de Ahumada (2/2)

Les premiers candidats au rodéo viennent d’arriver. Ils sont un peu en avance. Ils sont aussi très jeunes. Certains ont à peine douze ou treize ans. Leur monture est bien entretenue et l’habit des grands jours confère à ces cavaliers une allure singulièrement grave et altière. Tous ont revêtu le poncho (la manta) d’apparat, les guêtres de cuir -finement ouvragées- et les éperons aux molettes d’argent. Un chapeau de paille à larges bords complète l’ensemble. Celui-ci est maintenu par une fine cordelière de cuir que les jeunes « centaures » serrent entre leurs dents.

De tous les chemins environnants convergent à présent d’autres groupes de concurrents. Cette fois, il s’agit d’hommes mûrs. Des huasos au visage brun et buriné par le soleil. Des baroudeurs façonnés par les intempéries et une vie entière consacrée aux chevauchées dans la montagne.

Maintenant, on peut entendre dans le lointain un martèlement lourd : celui des sabots piétinant la piste craquelée. L’arrivée du troupeau est imminente. Les conversations se sont tues et chacun a abandonné sa tâche pour vérifier la rumeur. De fait, une cinquantaine de vaches et quelques taureaux rutilants menés par six hommes viennent d’apparaître. Le corral est à peine ouvert que le bétail s’y engouffre nerveusement. Désormais, tout est prêt pour la rencontre.

Sur le registre prévu à cet effet, un préposé indique avec soin le nom des participants ainsi que le montant versé pour chaque inscription. Ce dimanche ils seront 25 au total -âgés de 12 à 65 ans- à concourir pour cette joute amicale. Amicale, parce que, les points que chaque concurrent va engranger aujourd’hui ne seront pas pris en compte pour la finale nationale de Rancagua. Qu’importe, chacun est venu ici pour son plaisir et la trentaine de spectateurs accourus des environs immédiats sera bien suffisante pour créer une ambiance digne des plus grandes compétitions.

Le principe du rodéo chilien, pour être simple n’en demande pas moins de la part des équipes en présence une bonne dose d’adresse et une grande rapidité d’action. Chaque manche se déroule selon le même rituel. Tout d’abord, deux cavaliers, partenaires pour la circonstance, se présentent face au jury avant d’exécuter un premier tour de piste en guise de salut au public. Une fois cette formalité accomplie, le bovidé – vache ou taureau- est enfin introduit sans ménagement au centre de l’arène via un étroit couloir la reliant au corral. Sans plus attendre, les équipiers se mettent à sa poursuite et cherchent alors à l’ immobiliser dans un laps de temps défini et en un point précis de l’hémicycle, là où celui-ci été rembourré de manière à ne pas blesser l’ animal.


Le premier bestiau engagé cet après-midi est un jeune taureau particulièrement agile et nerveux. Au bout de deux minutes à peine il parviendra à s’échapper, sautant lestement par-dessus l’enceinte et frôlant au passage le visage d’un des rares spectateurs accoudés au muret de protection.

Un peu plus tard et après une série de manches d’excellente facture, pour autant que puisse en juger un néophyte, ce fut au tour d’un bœuf d’une émouvante placidité de mettre en pitoyable posture l’équipe en place. Ni les hurlements des huasos, ni les hennissements des chevaux pas plus que les coups de cravache violemment assénés ne parvinrent à sortir l’animal de sa torpeur bovine. Il fallut d’ailleurs les efforts conjugués de quatre ou cinq hommes pour chasser l’indigne animal hors de l’enceinte.

Mis à part ces deux joutes quelque peu cocasses, la journée dans l’ensemble, se déroulait sans la moindre anicroche et le soleil, en cette fin d’après-midi, commençait à rehausser les monts environnants de belles couleurs pourpre et ocre.

Un détail peut-être risquait de ternir ce dimanche festif et l’on sentait poindre chez les organisateurs une vague inquiétude. Il se murmurait en effet que l’orchestre ne viendrait pas.
On venait même de dépêcher une jeep avec un treuil au cas où le véhicule des musiciens serait tombé dans une ornière. Au bout d’une heure, la jeep revint, mais toujours sans nouvelle des artistes.

Quoiqu’il en fut, la fête devait continuer coûte que coûte. Déjà, les assiettes en carton se chargeaient de viande grillée, de salade paysanne parfumée à la coriandre et de consistantes galettes de pain cuites au four. Les bouteilles vides commençaient à joncher la prairie et autour des tables, les premiers candidats malchanceux justifiaient avec force détails les raisons pour lesquelles ils avaient été disqualifiés.

A l’une des tablées où nous avions été invités à partager le verre de l’amitié, quelqu’un nous expliqua qu’il y avait plus de cinq ou six ans que plus aucun gringo n’était passé à Campo de Ahumada, du moins pour assister au rodéo. Le simple fait d’être ici présents nous valait donc autant de réflexions « admiratives » que d’accolades affectueuses. Plusieurs personnes s’étaient même proposées de nous héberger pour la nuit.

Parmi les organisateurs de ce tournoi, il y avait aussi celui que tout le monde appelait familièrement Don Segundo. Il s’était commis d’office pour nous présenter à ses amis huasos et à chaque table, une tournée de bière ou de vin était offerte en l’honneur de ces étrangers venus de si loin pour applaudir aux exploits des cow-boys de la Cordillère !

Don Segundo n’était pas à proprement parler un authentique huasos et peut-être n’avait-il jamais monté un cheval, mais sa fonction d’auxiliaire médical dans la région l’avait amené à se lier avec chacun et il semblait mieux que quiconque connaître la vie et les coutumes de ces paysans un peu oubliés.

-Vous rendez-vous compte, ne cessait-il de répéter comme un leitmotiv, de ce que représente pour nous une fête comme celle-ci ?
- Autrefois, (à l’époque de Pinochet) une telle manifestation devait obligatoirement avoir l’aval de la police, des autorités communales voire de tel ou tel représentant provincial ….Parfois les tracasseries administratives faisaient capoter le projet ou alors, elles aboutissaient tellement tard qu’il devenait impossible d’organiser le rodéo…
Et Don Segundo, après chaque « discours », de lever son verre à la santé de ce pays enfin libre.

Même si ces paroles laissaient planer comme un doute dans le regard de certains, chacun acceptait néanmoins de porter un toast à cette démocratie renaissante que certains semblaient réapprendre par le biais d’un de ses aspects les plus ténus.

La lune venait d’apparaître entre les sommets lorsqu’ enfin arriva l’orchestre. Ils étaient trois musiciens – un accordéoniste, un bassiste et un guitariste- à sortir tout ankylosés d’un break poussif et délabré.

Sans tarder, on s’empressa d’installer le groupe électrogène. La piste de danse –en terre battue- s’illuminait aussitôt et le trio entamait, dans la plus grande indifférence, un répertoire de cuecas particulièrement confuses. Non que les musiciens aient été médiocres ou mal accordés mais la génératrice, placée derrière eux, par son vacarme chaotique, rendait instruments et mélodies irrémédiablement méconnaissables.

De toutes façons, la danse –en ce moment- n’intéressait pas encore grnad monde et il en aurait fallut bien plus pour détourner du bar le viril public tout entier à ses conversations pleines de galop, de fureur et de poussière.

En fait, la plus grosse difficulté à surmonter pour le petit orchestre était sans doute d’affronter un auditoire dont la répartition des sexes était si peu équitable.
Il y avait environ une cinquantaine d’hommes pour quatre ou cinq timides partenaires féminines ! Et celles-ci étaient évidemment fort mises à contribution. A peine une danse venait-elle de se terminer que la cavalière essoufflée se devait de s’élancer à nouveau avec un autre garçon. Des partenaires masculins qui, pour la plupart, avait gardé leurs bottes et leurs guêtres. D’autres n’avaient même pas pris la précaution de retirer leurs éperons dont les molettes tintaient par ailleurs gaiement au rythme des rumbas et autres zambas.
Lorsque je demandai à Don Segundo pourquoi les épouses de ces huasos étaient si rares, il me répondit avec un aplomb désarmant qu’il fallait bien que quelqu’un s’occupe du bétail et… des enfants ! Et pour ça, il n’y avait pas de dimanche !

Les heures passaient joyeuses et insouciantes. A notre table les conversations prenaient une tournure de plus en plus animée et les boissons se succédaient avec une régularité confinant à la saturation.

Comme le vin, le pisco et la bière commençaient à produire leurs effets, nous commencions à nous inquiéter de l’état dans lequel nous terminerions cette soirée et surtout de la façon dont nous allions effectuer le chemin de retour jusqu’à notre tente.
Don Segundo, toujours en verve et jamais pris de court, imagina un moment de nous reconduire jusqu’à notre campement sur son propre vélomoteur. L’idée était généreuse, mais à en juger par sa démarche vacillante et son regard quelque peu brouillé, je crois qu’il aurait été incapable de différencier sa machine d’un bourrin. Comme je lui fit part de mes craintes de sombrer dans un ravin, Don Segndo partit d’un grand rire et déclara solennellement :
-Si une telle catastrophe devait arriver, je peux vous promettre que nous mettrions tout en œuvre pour que notre rodéo annuel porte dès lors votre nom en souvenir de votre passage.

Plus sérieusement, l’auxiliaire médical finit par admettre qu’il n’était plus au mieux de sa forme et qu’il n’insisterait pas davantage. Il nous escorterait cependant quelques centaines de mètres sur le chemin du retour, un peu à la manière de ces maîtresses de maison reconduisant leurs hôtes jusqu’à l’orée de la propriété.
Ces quelques pas à l’écart d’une ambiance devenue tonitruante l’aiderait aussi, disait-il, à recouvrer quelque peu ses esprits.

Nous nous arrêtâmes à la limite d’un enclos, à cet endroit où un vieil amandier tenait lieu de borne. Don Segundo avait décidé de nous laisser là. Mais avant de nous séparer, il tint à nous offrir un cadeau pour le moins insolite.

De sa poche, il sortit ce que je cru être un morceau de carton huileux.
-Voilà, c’est pour la route. C’est ce que j’ai de meilleur à vous offrir. On appelle ça du « charqui » . C’est de la viande de cheval boucanée. Tous les huasos emportent ça dans leur sac quand ils partent à travers la montagne…..



A l’insu de chacun, le chemin du retour s’était mué en un serpent de lumière. Une intense clarté lunaire l’avait arraché à l’abîme. Ce n’était plus la piste sommaire de ce matin mais une longue coulée phosphorescente se dévidant au gré du chaos et de nos pas devenus incertains.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je vais me répéter, mais je te remercie pour ce récit passionnant ! Il vaudrait la peine d'être imprimé et relié, même de manière artisanale, à la bonne franquette, tu ne crois pas ?